29.
Bergdorf’s, sur la 57e Rue, avait été ouvert toute la journée du dimanche, à l’occasion de l’habituelle ruée hystérique des courses d’avant Noël.
François Monserrat passa les portes du grand magasin peu après dix-huit heures trente, ce soir-là. À l’extérieur, une autre tempête de neige menaçait.
Monserrat arborait des lunettes à solide monture métallique et un pardessus passe-partout en tweed gris. Il portait également un chapeau assorti et des gants noirs, ce qui créait un ensemble monochrome. Ses lunettes lui grossissaient les yeux sans pour autant déformer sa vision. Il les avait fait faire par un fabriquant de verres optiques, rue des Postes à Bizerte, une ville située au nord de Tunis.
En sortant d’un ascenseur bondé à l’un des étages, Monserrat s’émerveilla silencieusement.
Nulle part ailleurs, dans aucune ville de sa connaissance, on ne voyait tant de femmes superbes et provocantes. Même les démonstratrices en parfumerie du magasin étaient d’une sensualité et d’un exotisme qui laissaient rêveur.
Une fille noire d’une minceur de bon aloi l’aborda pour lui demander s’il souhaitait essayer le « nouvel Opium ».
— Je l’ai déjà essayé, ma chère, répondit Monserrat avec un sourire et un geste indolent de la main. En Thaïlande.
Une foule dense d’acheteurs serrant des sacs chatoyants d’autres grands magasins défilait lentement devant les yeux distraits du terroriste. Des haut-parleurs diffusaient la chanson « Winter Wonderland ».
Tout en cheminant dans les rayons, Monserrat songeait, non sans une certaine fierté, à sa réputation. Quelle importance qu’il eût été l’auteur de tel ou tel acte puisque son unique but véritable, son seul moteur, était le bouleversement total de l’Occident puis son renversement ? La mort d’un président égyptien. Un pape blessé. Quelques bombes irlandaises. Rien de plus que des grains de sable sur une plage. Monserrat aspirait à changer le mouvement même de la marée…
Déambulant dans le flux et le reflux de la marée humaine chez Bergdorf’s, il repéra enfin la femme qu’il avait suivie à l’intérieur du magasin. Comme toujours obsédée par son apparence, celle-ci passait en revue des robes de soirée accrochées sur un long portant.
Monserrat se dissimula derrière un présentoir de pull-overs et continua de l’observer. Il éprouvait une sensation froide au centre du crâne, comme si son cerveau s’était transformé en poing de glace. C’était une sensation qui lui était familière dans certaines situations. Là où d’autres hommes auraient eu une incontrôlable montée d’adrénaline, Monserrat vivait ce qu’il appelait secrètement le Gel.
Tous les hommes qui passaient, ainsi que quelques femmes élégantes et distinguées, contemplaient, ouvertement ou non, Isabella Marqueza.
Sa veste en fourrure était nonchalamment desserrée et, lorsqu’elle se tournait, virant sur la gauche ou sur la droite, son décolleté laissait délicieusement entrevoir ses seins, une vision formidablement troublante. Les goûts personnels de Monserrat le portaient à considérer que, de toutes les femmes présentes chez Bergdorf’s, Isabella était la plus désirable, celle dont la beauté était la plus spectaculaire.
Il la regarda s’éclipser dans une cabine d’essayage. Enfonçant les mains dans les poches de son pardessus, il surprit son reflet dans un miroir en se dirigeant vers la cabine, devant laquelle il s’arrêta.
Il s’éloigna de quelques mètres, étudia les gens autour de lui qui achetaient des cadeaux de Noël avec une allégresse forcée, puis revint lentement sur ses pas.
Feignant d’examiner une chemise en soie, tel un riche mari du West Side cherchant une petite babiole à mettre sous le sapin, il tendit l’oreille afin d’écouter les bruits provenant de la cabine d’essayage.
Rassuré, Monserrat pénétra alors promptement dans la minuscule cabine. Stupéfaite, Isabella Marqueza se retourna.
Pourquoi était-elle toujours aussi belle ? Une vague de chaleur le parcourut. Il sortit les mains de ses poches.
La jeune femme ne portait qu’une culotte moulante noire en tissu très fin et tenait mollement à la main la robe de soirée qu’elle comptait essayer.
— François ! Que fais-tu ici ?
— Il fallait que je te voie, chuchota-t-il. J’ai entendu dire que tu avais eu des petits ennuis…
Isabella fronça les sourcils.
— Ils m’ont laissée partir. De toute manière, ils n’avaient aucune raison de me garder, n’est-ce pas ? Ce n’était rien d’autre qu’un stupide coup de bluff, François.
Elle sourit mais son expression ne masquait pas tout à fait son inquiétude.
Il posa délicatement une main gantée sur ses seins. Elle embaumait Bal à Versailles. Son parfum préféré. Celui de Monserrat, également.
— Est-ce que tu es suivie, Isabella ?
— Je ne crois pas. Non, bien sûr que non.
— Bien. Bien, murmura-t-il.
La Brésilienne ouvrit la bouche et recula brusquement contre le mur. Il n’y avait vraiment pas la place de se mouvoir dans la toute petite cabine d’essayage.
— François, tu ne me crois pas ? Je ne leur ai rien dit. Absolument rien.
— Dans ce cas, pourquoi t’ont-ils laissée partir, mon amour ? J’attends une explication.
— François, tu me connais suffisamment, non ? Non ?
— Je ne te connais que trop bien, fit Monserrat en se collant contre elle.
Son minuscule pistolet cracha un infime son rauque. Isabella Marqueza poussa un gémissement puis s’effondra sur le carrelage noir et blanc.
Monserrat quitta instantanément la cabine et se dirigea discrètement vers la sortie la plus proche.
Elle avait parlé. Elle avait avoué qu’elle le connaissait, et c’était déjà trop.
Elle avait été retournée pendant l’interrogatoire, habilement et de telle façon qu’elle ne l’aurait sans doute jamais admis. Monserrat en avait été informé moins de dix minutes après que Carroll en eut terminé avec elle.
Il s’engouffra dans la 57e Rue Ouest balayée par un vent froid et cinglant et tourna à l’angle d’une rue, un individu ordinaire perdu dans une foule de gens à la recherche de l’esprit de Noël, au comble de l’excitation et les joues rouges de froid.